La suite

Nous sommes donc d'accord : le petit assemblage de la page précédente est en place, la cocotte est pleine aux trois quarts d'une substance pas appétissante. Le tout chauffe très lentement et vous êtes en train de jouer au tarot. Si la gendarmerie arrive maintenant, vous aurez l'air fin car vous ne respectez probablement pas les lois de votre pays, ça sera bien fait pour vous si vous avez des ennuis. Après un certain temps, des gouttes vont apparaître au bout du serpentin, puis une petite coulée tranquille.

La rectification

C'est dégueulasse ? On dirait de la colle scotch ? Bin oui, c'est normal. Vous êtes en présence de ce qu'on appelle la tête de la coulée. Dedans se trouvent tous les alcools supérieurs, déchets de fermentation infects et dangereux (parmi lesquels le tristement célèbre alcool méthylique, qui bout à 64°). Soyez sans pitié : coupez la tête ! Recyclez-la en l'ajoutant dans votre bidon d'alcool à brûler, ça servira pour faire chauffer la fondue savoyarde. Quelle proportion couper ? Pas facile… Mettons, pour 6 litres de moût normalement alcoolisé, le premier demi-verre. Ceci uniquement si vous avez distillé à feu doux, car dans le cas contraire, la séparation sera moins bonne. Chi va piano va sano.

A ce stade, petite digression : en coupant votre première tête, vous aurez probablement fait un grand saut dans votre connaissance gustative de l'alcool, et pas que des spiritueux. En étant capable désormais d'identifier les alcools supérieurs (pas besoin de goûter du bout des lèvres, l'odeur est bien assez puissante), vous saurez les reconnaître dans toute boisson alcoolisée.

Bin oui, il y en a partout, pas de miracle. Mais en très faible quantité. N'empêche que ces substances très arômatiques influencent énormément le goût de ce que vous buvez. Quand on fait vieillir un vin ou un cognac plusieurs années, c'est notamment pour laisser s'échapper ces produits volatils, eh oui ! Attention, pendant quelques jours après l'expérience, vous risquez de retrouver ce goût un peu partout et d'être assez dégoûté. Mais connaître vaut mieux qu'ignorer : maintenant vous saurez pourquoi certaines bouteilles vous plaisent et d'autre non. Quel dommage que vous ne puissiez pas essayer cela, vous qui respectez la loi et ne mettrez pas en pratique les trucs de ces pages…

Coupez aussi la queue...

Après avoir coupé la tête, laissez se faire la distillation. Quand arrêter ? Grave problème. Je suggère un petit calcul : vous avez chargé votre cocotte avec 6 litres de moût. Si ce moût est à 7° d'alcool (c'est une moyenne, un peu plus pour les prunes, moins pour les cerises), vous devriez avoir 7 x 6 = 0,42 litre d'alcool pur. En estimant que la coulée est à 50 ° d'alcool, quand vous avez atteint environ un litre de distillat dans votre réceptacle, c'est terminé.

Attendre plus poserait pas mal de problèmes : vous auriez alors affaire à des alcools de queue cette fois-ci, qui ne sont pas excellents non plus. Vous auriez forcément plus d'eau en proportion. Et vous risquez aussi de faire brûler le moût dans la cocotte, cela serait infect. Et casse-pieds à nettoyer.

Au moment où vous coupez la chauffe, n'enlevez pas tout de suite le serpentin de la cocotte, vous pourriez être brûlé par un jet de vapeur. Mais n'attendez pas trop non plus pour le désolidariser de la tétine, sans quoi l'inverse se produirait : une dépression dans la cocotte aspirerait l'alcool encore présent dans le serpentin, qui serait alors perdu.

Le moût usagé (la vinasse) part aux WC, ne vous brûlez pas. Pour ceux qui ont un jardin, une fois refroidi vous pouvez l'utiliser comme un excellent compost. Attention tout de même à l'acidité, toutes les plantes n'apprécient pas. Mettez votre premier litre de distillat étêté à part et passez à la fournée suivante, non sans avoir fait jouer le ressort de la soupape de sécurité de la cocotte, au cas où elle se coincerait. Changez de jeu de cartes avant que vos copains en aient marre.

Remarques sur l'aspect de votre distillat

S''il y a un peu de poussière de vert-de-gris au fond (venue du serpentin, c'est inéluctable vu sa longueur), laissez-la au fond du réceptacle et faites attention à ne pas la laisser passer avec ce que vous garderez. Si votre coulée n'est pas parfaitement limpide, c'est que vous avez distillé à feu trop fort ou que vous avez trop rempli la cocotte, et qu'un peu de moût est passé. Ce n'est pas dramatique à ce stade, mais tâchez d'être plus patient la prochaine fois.

Vraiment recommandé : la repasse

Ensuite ? Et bien maintenant vous prenez tout votre distillat, vous en remplissez la cocotte. Si cela représente plus qu'une cocotte, soit vous avez distillé trop longtemps et c'est de la flotte, soit vous êtes un malhonnête personnage et vous produisez de grandes quantités, ce qui est mal. N'oubliez pas que si vous êtes arrivé là vous êtes passible de tout un tas d'embêtements spécifiés dans le code pénal et le code des douanes. Ne le faites pas pour arnaquer l'Etat, faites-le pour assouvir votre soif de connaissance (et rien d'autre).

On en est à la repasse. La double distillation vous permet d'affiner encore la rectification, c'est-à-dire que vous allez une seconde fois couper la tête et la queue. En plus cela parfait la limpidité de votre gnôle si du moût est passé dedans comme décrit ci-dessus. Et cela vous permet de plus de renforcer en alcool votre produit fini, car quitte à distiller à la maison, au moins que cela soit pour servir à vos amis "une boisson d'hommes" (citation des Tontons Flingueurs), quitte à remettre un peu d'eau minérale dedans si ça arrache vraiment le palais.

Quand arrêter la repasse ? C'est une bonne question, merci de l'avoir posée.

Peut-on faire encore mieux ?

Rien ne vous interdit de procéder à une triple distillation, au contraire. Les whiskeys irlandais sont systématiquement faits ainsi, d'où un arôme plus doux mais souvent plus fin que le scotch. Vous pouvez aussi appliquer les trucs du Bourbon : filtrez la coulée à travers un charbon actif. J'imagine que les charbons de filtrage pour aquariums conviennent (a priori en tout cas ils n'empoisonnent pas ce qui passe dedans). A essayer, faites-moi parvenir les résultats.

Pour évaluer votre production

Pour briller dans les salons, maintenant dans l'idéal il faudrait connaître le degré d'alcool de votre gnôle. Parce que raconter aux copains qu'on a fait ce genre de choses, c'est encore mieux si on peut leur annoncer fièrement 60° à consommer avec modération. Je n'ai hélas pas de méthode sérieuse à vous proposer. Juste celle-ci qui sera marrante à décrire : procurez-vous une bouteille d'un excellent rhum agricole antillais ou réunionnais, il s'en vend à 55°, c'est à peu près ce qu'on peut acheter de plus fort en France (à un prix raisonnable en tout cas). Mettez le rhum et votre gnôle au même endroit pendant au moins une journée, pour qu'ils soient à la même température.

Puis prenez deux soucoupes de tasses à café, mettez dedans la même quantité respectivement de rhum et d'alcool de contrebande, et allumez-les toutes les deux avec une allumette, après avoir éteint la lumière. La plus grosse flamme a gagné ! Maintenant vous savez si vous avez obtenu plus ou moins de 55° d'alcool. Et oui, c'est artisanal, les trucs qu'on vous donne ici ;-)

Laissez vieillir

Votre gnôle maintenant présentable peut gagner en vieillissant. Pas dans une bouteille fermée, dans l'idéal cinq ans en foudre de chêne. Heu, vous êtes pressé ? Bon, voici un petit truc pour qu'elle dégaze ses dernières traces d'alcools supérieurs en peu de temps : ne bouchez pas la bouteille, couvrez-la avec juste un bout de tissu maintenu par un élastique. Après une à quatre semaines sans la renverser, vous pourrez boucher pour de bon, à choisir plutôt avec du liège qu'un bouchon hermétique.


Reste à vous donner le plus important conseil qui soit pour profiter d'une excellente gnôle de contrebande : appréciez avec modération ! Sans déconner, ne vous rendez pas malade avec ça ; non seulement c'est fortement alcoolisé et donc dangereux, mais en plus si vous avez commis une erreur à un moment ou à un autre et que, mettons, il y a un peu plus que des traces d'oxyde de cuivre venues du serpentin, ça pourrait être embêtant d'en boire trop. Ces plaisirs interdits sont à manipuler avec précaution !